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“La plus secrète mémoire des hommes”, Mohamed Mbougar Sarr

Philippe Rey, août 2021, 464 p., 22 €

L’ambition littéraire de Mohamed Mbougar Sarr

Mohamed Mbougar Sarr, prodige des lettres francophones, a obtenu le prix Goncourt 2021 avec son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes. Dans ce livre, il est question dé mémoire et de littérature, un livre qui parle de livre, mais aussi du réel qui constitue la matière de la littérature.

L’auteur mystérieux, le livre maudit

Voici un livre ambitieux, que l’on ne saurait résumer d’une phrase. En effet, plusieurs romans, plusieurs histoires, récits et voix s’emboîtent à la manière de poupées russes et s’entremêlent pour aboutir à un roman monde. Le fil rouge est l’enquête que Diégane Latyr Faye, un jeune auteur sénégalais, mène au sujet d’un écrivain, auteur d’un seul roman publié en 1938, nommé T.C. Elimane. Ce dernier, après que son roman fit l’objet de polémiques, a disparaissait dans l’anonymat et l’oubli. C’est au lycée que Diégane entend son nom pour la première fois. Dix ans plus tard, alors que notre cicérone mène à Paris une vie un peu paresseuse de jeune auteur « à suivre » dans les cercles d’intellectuels africains, une célèbre autrice sénégalaise lui offre Le labyrinthe de l’inhumain, le roman d’Elimane devenu introuvable depuis sa publication. Sa lecture le bouleverse, l’atteint au plus profond de son être, l’interroge et le décourage en même temps de sa propre vocation littéraire. Il se met alors en quête de cet auteur encensé, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », puis soupçonné de plagiat, dont on fit soit un exemple réussi de la colonisation, soit un sauvage d’Afrique incapable d’assimilation. Méprisé, objets de gloses contradictoires sans fin, Elimane semble avoir fait de sa vie un véritable roman, puisque de Dakar à Paris, de Buenos Aires à La Paz, il échappa à toute tentative biographique. Diégane quant à lui ne s’avoue pas vaincu et, grâce à ses rencontres, aux récits que lui confient des proches d’Elimane, proches qui tiennent parfois eux-mêmes ces récits de tiers, grâce à une parole qui circule et des langues qui se délient, Diégane tisse une toile autour d’Elimane qui devient le héros d’un récit polyphonique où s’expriment une poétesse haïtienne, des autrices sénégalaises, un auteur congolais, un traducteur polonais, les fameux écrivains Sabato, Gombrowicz, etc.

La vie comme un roman De 1888 à 2018, de l’Europe à l’Afrique en passant par l’Amérique, le roman emporte son lecteur dans un tourbillon où se mêlent les strates temporelles et géographiques, les histoires intimes et la grande histoire. La quête obsessionnelle pour ce personnage d’auteur maudit est indissociable d’une réflexion sur la littérature, où plusieurs points de vue s’opposent, entre la primauté de la vie sur la littérature ou inversement, entre le pouvoir des livres ou leur futilité, et cette réponse : la vie est littérature. Comme un exemple de cette affirmation, le roman de Mohamed Mbougar Sarr reste tout du long ancré dans la réalité de l’exil, du racisme, du sentiment colonialiste de supériorité occidentale sur l’Afrique, des guerres civiles qui déchirent un pays pour l’accaparement d’un pouvoir sclérosant, de la tentation et des drames de la migration forcée, de celle de la révolution ou du renoncement. L’amour guide le jeune Diégane comme il a guidé aussi son aîné Elimane, et le roman est sensualité, sexualité, chair des hommes et des femmes à laquelle s’ajoutent un certain mysticisme, des croyances ancestrales et des malédictions, le roman étant incarné par de multiples personnages confrontés à leurs passions et à leurs désirs. Ainsi La plus secrète mémoire des hommes ne se limite pas à une réflexion littéraire : il s’agit dans un premier temps d’un roman d’apprentissage traditionnel, où les héros se heurtent à la perte de leurs idéaux, font face à l’éveil de la maturité, des sens, réveillés par l’ironie et l’autodérision, décillés par la clairvoyance la plus impitoyable qui vient balayer les sentiments les plus éthérés et l’arrogance des ambitieux, et où la réalité la plus violente qui soit (la guerre, le racisme, la Shoah) efface temporairement ou définitivement toute foi en l’être humain. De fausses pistes en trouvailles de hasard, Diégane apprend à se laisser traverser par les bruits du monde, par les amours et les amitiés, par les haines et les disputes, désabusé sur le mythe du grand écrivain déifié.

 

Aline Sirba

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