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“Sa préférée”, Sarah Jollien-Fardel

Sabine Wespieser, août 2022, 208 p., 20 €.

Née au début des années 1970 dans une famille ouvrière du Valais suisse, Jeanne est marquée à vie par un père maltraitant envers sa femme et ses deux filles. Bien que l’héroïne s’emploie à fuir grâce aux études qui la hissent à une existence socialement détachée de son milieu d’origine et de sa région natale, elle est malgré tout condamnée à subir l’emprise paternelle à perpétuité. Ce premier roman âpre et puissant s’appuie sur une écriture tendue, parfois sèche comme peut l’être le personnage. La narration revient par vagues sur les sévices endurés qui ressurgissent à la conscience de Jeanne à l’occasion d’un mot ou d’une image, la ramenant au pays de l’enfance en ruines, brisée par un régime de terreur. On pourrait espérer que l’éducation, l’amour de sa compagne, l’aisance matérielle et quelques passions assouvies forment un cicatrisant, mais ce n’est pas le cas. « Moi, je suis née morte » : voici la tragédie, déterminée à sa naissance par la brutalité d’un homme pervers et alcoolique, alimentée par le silence des voisins et la lâcheté du médecin de famille. Le mal de Jeanne est incurable, et si quelques souvenirs doux traversent fugacement ses cauchemars, comme l’amour de la lecture partagé avec sa mère, ils sont aussi fragiles, la moindre jouissance devant être cachée sous peine d’être piétinée. Honte, colère, haine, Jeanne se noie dans le ressassement de la culpabilité de n’avoir pu sauver ni sa sœur ni sa mère. Ce beau roman est parfois insoutenable, et c’est là son paradoxe ; l’autrice réussit à éviter tout misérabilisme en inscrivant cette histoire complexe dans un territoire qui change de couleur selon le désir, les clichés et les rêves que l’on y projette.

Aline Sirba

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