0

Antonio SOLER

Dans son roman « Sud », Antonio Soler s’est inspiré de Joyce pour faire le portrait d’une ville espagnole sur vingt-quatre heures. Récompensé par les prix les plus prestigieux, l’auteur est un virtuose de l’écriture, parvenant à transmettre au lecteur des émotions et des sensations à la fois intimes et universelles..

1. Comment vous est venue l’idée d’un roman à la manière d’« Ulysse » de Joyce ?         

L’idée de simultanéité me tentait depuis toujours : comment les actes de quelques personnes, aussi insignifiants semblent-ils, influent sur la vie d’autres personnes. Dans un roman précédent, j’avais consacré quelques dizaines de pages à cette question. Une douzaine de personnages agissant en même temps, l’idée de collectivité, d’orchestre. Ainsi, alors que je me trouvais un jour à Dublin devant une plaque commémorative expliquant que là se situait un passage d’« Ulysse », j’ai pensé : pourquoi pas ? Pourquoi ne pas essayer de bâtir un roman qui serait dans sa totalité un orchestre, le reflet d’une ville du 21e siècle avec ses voix différentes, des personnages de classes sociales différentes et des rêves, des craintes et des désirs tout aussi différents, et agissant de manière simultanée ?

2. Le roman est un tour de force littéraire avec ses deux cents personnages : a-t-il été facile à écrire ?

Au début, alors que je planifiais la structure, j’ai eu quelques soucis en pensant au procédé d’intégration de tous les membres de cet orchestre, de tous les personnages, le tout sans qu’il y ait de distorsions, de disharmonie ou de problème pour le lecteur. Beaucoup de ces soucis ont disparu au moment où j’ai commencé à écrire : la machinerie du langage et l’action des personnages ont commencé à fonctionner. Ce fut sans nul doute un travail intense mais en même temps joyeux, très joyeux. Chaque matin je m’attelais au roman comme si je me rendais à une fête. C’est cela qui est important, et à la fin, je crois que le lecteur le perçoit.

3. Il y a une violence qui traverse tout le roman, sociale, familiale, entre les hommes et les femmes, une misogynie et un machisme exacerbés : est-ce ce que vous observez dans la société actuelle ?

Cela m’intéresse de voir ce qu’il y a sous la surface, comme tout romancier. Pendant l’écriture de « Sud », j’avais à l’esprit un roman picaresque : « Le Diable boiteux », dans lequel le diable soulève les toits de Madrid pour regarder ce qui se passe à l’intérieur des maisons, dans l’intimité, quand les masques tombent et que chacun se montre tel qu’il est vraiment. Et je pense qu’il existe effectivement des vestiges de machisme, de frustration et d’une certaine violence souterraine, invisible, dans plus de domaines qu’on ne le croit.

4. La sexualité est très présente dans le roman, le plus souvent de façon pervertie, humiliante pour les femmes (mais pas seulement), c’est un outil du rapport de force entre les sexes. Pensez-vous que ce soit un des problèmes de nos sociétés : cette inégalité jusque dans les rapports intimes ?

Ce n’est pas que la sexualité soit très présente dans mon roman, c’est qu’elle est très présente dans la société, dans la vie. Quant aux perversions, il me semble que c’est une question relative. Il n’y a qu’à regarder quelques décennies en arrière pour s’apercevoir que ce que l’on estime aujourd’hui être des pratiques normales étaient considérées comme des maladies mentales, des déviances ou des aberrations. En ce qui concerne l’inégalité, oui, il me semble très clair qu’elle est présente dans la société, aussi bien dans la sexualité que partout ailleurs. Et le pire, c’est que certains pouvoirs, politiques et non politiques, ne cessent d’émettre des messages dans lesquels cette inégalité se reflète et se renforce, comme si elle était consubstantielle à l’être humain.

5. Les personnages de l’Athlète et de Céspedes (pour moi les Dedalus et Bloom de « Sud ») ont envie de partir, de fuir cette vie, cette ville, les autres ont aussi envie de s’échapper de leur condition, mais ces deux-là ont une profondeur particulière, une lucidité sur la vie : on peut rêver, mais il faut s’accommoder de la réalité, il n’y a aucun moyen de lui échapper. Est-ce que la littérature est une échappatoire ?

Il me semble que cette correspondance entre l’Athlète et Céspedes, Dedalus et Bloom est très pertinente. Je crois que le désir, et pas seulement le désir sexuel, est un des moteurs du roman. Le désir, en effet, de vivre une autre vie, un autre mode de vie. La littérature comme je l’entends n’est pas une échappatoire. Dans ce cas il s’agirait d’une littérature d’évasion, une distraction. Je crois que la littérature, au contraire, est une immersion, une compréhension de qui nous sommes, qui nous sommes nous-mêmes et qui sont les autres. A travers cette compréhension nous pouvons améliorer notre vie, la changer en partie, réajuster notre regard sur le monde.

6. Avez-vous une routine d’écrivain ?

Oui, le fait d’écrire me réserve suffisamment de surprises sans que je le soumette à des variations anarchiques ou à des caprices. Lorsque je commence à écrire un roman je sais que m’attendent des mois d’une certaine discipline et d’un travail continu.

Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Aline Sirba

We are using cookies to give you the best experience. You can find out more about which cookies we are using or switch them off in privacy settings.
AcceptPrivacy Settings

GDPR