Autrice de plus d’une centaine de traductions, traductrice française attitrée de Julie Otsuka, de Joseph O’Connor ou de Jane Smiley, Carine Chichereau a aussi travaillé sur tous les livres de Lauren Groff. Sa traduction virtuose de « Matrix » est très remarquée, en partie parce que l’autrice américaine s’empare avec audace de l’histoire de la plus grande femme de lettres d’expression française connue, Marie de France.
1. Avez-vous eu peur à la première lecture de « Matrix » en anglais, car Lauren Groff possède un style particulier dans ce roman, elle mêle langue ancienne et langue moderne, utilise des néologismes latinisants… ?
Peur, non, mais j’avoue avoir été un peu déroutée. C’est à la deuxième lecture que j’ai compris la profondeur de ce texte, et combien il était magnifique. Quand je reçois un texte, personne ne m’en a parlé au préalable, donc c’est une totale surprise, et parfois il faut encaisser le « choc ». Ici, bien au contraire, tout le travail de Lauren Groff sur la langue m’a enchantée ! J’étais très excitée à l’idée de m’y plonger. C’est le genre de « difficultés » que j’adore. Ça m’oblige à être créative, ce qui est la partie la plus intéressante de mon métier.
2. Avez-vous eu besoin de faire des recherches spécifiques (historiques, littéraires par exemple) pour ce roman ?
Oui bien sûr, j’ai fait beaucoup de recherches. D’abord j’ai lu (en partie) les écrits de Marie de France (j’avoue que je ne l’avais jamais fait). Mais surtout, j’ai fait un gros travail sur la langue française, pour essayer de retrouver tous les noms des lieux au sein de l’abbaye. Je me suis beaucoup appuyée sur un document extraordinaire, que j’ai découvert grâce à mon frère sur Wikipédia : le plan de l’abbaye de Saint-Gall, qui date du début du IXe siècle, et qui me donnait le nom de chaque endroit réservé à telle ou telle activité au sein de l’abbaye. Ensuite, j’ai dû faire un gros travail sur le nom des fonctions des différentes nonnes, pour retrouver les termes de l’époque, voire les inventer lorsqu’ils n’existaient pas, comme par exemple la « siniscalcix », une version féminisée de « sénéchal » (que je n’avais pas trouvé en français), que j’ai composée en me basant sur les autres termes latinisants utilisés par Lauren Groff, avec un suffixe en -ix. Bien sûr, il fallait donner un parfum médiéval au texte. L’écriture en est en effet très moderne, mais saupoudrée d’éléments médiévaux qui créent une atmosphère – un peu comme les épices qui relèvent un plat. J’ai donc été farfouiller dans des dictionnaires d’ancien français et j’ai tenté d’exhumer des mots, des expressions qui faisaient « couleur locale » dans la temporalité du roman. La langue crée l’atmosphère du roman.
3. Quelle a été la plus grande difficulté dans la traduction de ce texte ? Avez-vous échangé avec l’autrice durant votre travail ?
Oui bien sûr j’ai longuement échangé avec Lauren Groff, notamment pour tout ce concernait les « trouvailles », les inventions. Parfois, je lui ai proposé plusieurs solutions en la laissant choisir celle qu’elle préférait. Lauren Groff lit très bien le français, ce qui est un atout pour moiatout pour moi, et donc elle comprenait très bien tous les enjeux linguistiques du moi, et donc elle comprenait très bien tous les enjeux linguistiques du français. Et puis, c’estelle la boss ! La grande « matrix » du texte ! Je ne suis que son interprète dans une autre langue. Heureusement, j’ai la chance d’avoir gagné sa confiance au fil du temps, donc elle accueille généralement mes suggestions de manière favorable. Pour ce qui est de la difficulté, ce sont les visions de Marie qui m’ont donné le plus de fil à retordre. Je travaille beaucoup en visualisant les choses, or là, c’était quasiment impossible, puisque c’étaient des espèces de trips hallucinatoires ! J’ai beaucoup pensé aux enluminures et aussi à des œuvres plus tardives comme celles de Jérôme Bosch, et à la résurrection du Christ du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, qui m’a toujours frappée par son côté halluciné également. Bref, il m’a fallu recréer une vision intérieure chaque fois.
4. Pour vous, qu’est-ce que traduire ? Selon vous, la locution « traduttore, traditore » (« traducteur, traître ») est-elle pertinente ?
Comme disait Umberto Eco, traduire, c’est « dire presque la même chose ». L’idée de trahison me fatigue un peu, car c’est une idée complètement dépassée. Certes, au XIXe siècle, on écrivait ce qu’on appelait les « belle infidèles », on taillait dans le texte, on rajoutait des joliesses qui plaisent aux personnes qui lisaient les « traductions », mais il y a longtemps que ces pratiques sont révolues – heureusement. Aujourd’hui, quand on traduit, on a à cœur de respecter le texte, même si je le précise, traduire, ce n’est pas aligner des mots comme le fait Google Translate. Octavio Paz a écrit : « Je ne dis pas qu’une traduction littérale soit impossible, je dis que ce n’est pas une traduction ». On traduit un texte, pas des mots. C’est l’ensemble qui compte. De même qu’un morceau de musique est ensemble de notes, qui n’ont pas d’intérêt prises individuellement. Pour expliquer notre métier, je recours toujours à cette métaphore de la musique. Prenez la célèbre « Sonate au clair de lune » de Beethoven. Faites-la jouer par Hélène Grimaud, par exemple, puis par votre petit cousin Mathis, âgé de quinze ans. La partition, les notes sont les mêmes. Le résultat, très différent (mais Mathis deviendra peut-être un grand pianiste – ou un grand traducteur !)
5. Vous êtes la traductrice française attitrée de Lauren Groff, mais aussi de Jane Smiley, de Joseph O’Connor et de bien d’autres auteurs. Comment rendre le style de chacun ?
Je pense que ce qui est important, c’est d’abord le fait que chaque livre est unique et constitue un univers en soi. Chaque auteur ou autrice aussi est unique. Donc la première chose, c’est de garder toujours l’esprit ouvert à la nouveauté, à l’innovation. Car comme je le disais pour « Matrix », on a parfois de grosses surprises ! Le grand avantage que j’ai, c’est que je connais bien Joseph O’Connor et Lauren Groff ou encore Julie Otsuka. À force de parler avec eux au fil des ans (plus de dix ans, voire quinze !), des liens de confiance et d’amitié se sont noués, nous avons parlé de beaucoup de choses, et je pense que mieux on connaît un auteur ou une autrice, mieux on les traduit. Je viens par exemple de terminer la traduction du dernier roman de Jane Smiley, « Un métier dangereux » pour les éditions Rivages, or c’est une autrice qui se renouvelle constamment. Donc avant de commencer, je lui ai écrit pour lui demander quelle « coloration » elle voulait que je fasse ressortir dans le texte, qui se passe en 1850, et elle m’a donné de lignes de conduite. Ce qui est formidable, mais rare hélas, c’est de pouvoir parler d’un texte avec la personne qui l’a écrit avant de commencer la traduction. Une fois, je suis même allée voir Joseph O’Connor en Irlande pour préparer la traduction d’un texte qui me semblait très difficile (« Muse », éditions Phébus et 10/18), et très récemment encore je l’ai vu à Rome pour préparer la traduction de son prochain roman qui se déroule justement à Rome.
6. Avez-vous une routine de travail de traduction ?
Disons que d’abord je m’imprègne du texte, je lis éventuellement d’autres textes qui se rapportent au sujet ou à l’époque, puis je me lance, je relis en cours de traduction bien sûr, puis une fois quand tout est terminé pour unifier, voire changer certaines choses quand mes partis pris de départ ont été modifiés en cours de route. Ensuite vient le travail avec les éditrices et les préparatrices, puis l’ultime relecture sur épreuves, qui est capitale car on a eu le temps de laisser les choses reposer, alors on voit certains défauts passés inaperçus quand on avait « le nez dans le guidon ». Et je ne traduis jamais deux livres en même temps, afin de rester plongée dans l’univers de celui sur lequel je travaille. C’est un métier qui exige une grande concentration, une ouverture d’esprit, et une capacité à sans cesse transformer son écriture et sa vision des choses pour s’adapter à celles du livre.
Propos recueillis par Aline Sirba