Le nouveau roman de Michel Jean, « Tiohtia : ke [Montréal] », poursuit l’exploration du monde autochtone qu’il a fait connaître avec « Kukum », immense succès de librairie au Canada, mais aussi et surtout en Europe. Après les réserves, les pensionnats, ce dernier ouvrage se concentre sur la réalité contemporaine des déracinés autochtones qui se retrouvent dans les grandes villes, venus de toutes les communautés pour n’en former plus qu’une : celle des itinérants, sans-abri invisibles qui hantent les centres urbains.
1. Dans vos précédents romans, vous parliez des réserves, des pensionnats, de l’histoire passée. Ici, vous déplacez votre lecteur en milieu urbain. Pourquoi ce choix de Montréal ?
« Tiohtia : ke [Montréal] » est un peu la suite de « Kukum ». Même si les personnages sont différents, c’est la suite de l’histoire, la Grande Histoire. Elie Mestenapeo, le personnage principal, n’est pas allé au pensionnat autochtone. Dans « Kukum », on voit la sédentarisation forcée, comment les gens sont dépossédés du territoire, obligés de rester dans les réserves, leurs enfants envoyés au pensionnat autochtone. Ici, ce sont les parents d’Elie qui sont allés au pensionnat autochtone ; ces problèmes se transmettent d’une génération à l’autre, on appelle cela les blessures intergénérationnelles, et donc je voulais montrer que même si les pensionnats avaient fermé leurs portes (le dernier en 1996 au Canada, au Québec en 1990), il n’en demeure pas moins que l’on vit encore avec les conséquences. Et quand les gens se retrouvent à la rue, ils se retrouvent dans les grandes villes. Dans chaque grande ville canadienne, il y a des itinérants, c’est-à-dire des SDF, en grand nombre, et des problèmes sociaux. Il faut savoir que les femmes représentent 50% de la population carcérale au Canada, et nous constituons 2% de la population ; la consommation de drogue, le suicide, tout ceci est apparu après les pensionnats. Cette chose s’est mise en marche que l’on n’est pas capable d’enrayer, et je voulais montrer tout ça. Un jour, dans un café, un homme parlait du square Cabot à Montréal, un endroit que je connais bien, et il disait que son travail était de nettoyer les parcs, mais que les gens se plaignaient beaucoup parce qu’il y a beaucoup d’autochtones qui y boivent, etc. Ceux qui se plaignent vivent dans des condominiums de luxe, dans des tours au centre-ville, ils veulent avoir un beau parc, mais personne ne sait pourquoi il y a des autochtones dans les parcs. La société a créé ce problème, et maintenant les gens se plaignent du résultat de ce qu’eux-mêmes ont créé sans le savoir. J’ai voulu raconter cette histoire.
2. Vous êtes de formation journalistique, d’ailleurs vous exercez toujours la profession de journaliste. Selon vous, le roman est-il plus propice au témoignage et à la connaissance que le journalisme ?
Quand on écrit un article ou un documentaire, on fait une démonstration fondée sur la logique, et dans ce cadre-là, c’est un peu comme une discussion entre deux personnes : on va débattre, vous et moi : j’ai des arguments, vous avez des arguments, et moi qui suis champion du monde de l’obstination, je vais gagner la discussion. Mais peut-être que quinze minutes après, je me dirais que j’aurais dû dire autre chose, et que je ne vous aurais pas complètement convaincue. Tandis que dans un roman, quand vous marchez dans les mocassins du personnage, que vous vivez avec lui, que vous devenez le personnage, vous êtes interpellée émotivement, et si le roman fonctionne, vous vivez ce qu’il vit, respire, ressent, et je ne suis pas obligé d’expliquer quoi que ce soit, parce que c’est clair. La grande force de la littérature, comme du cinéma, mais en plus fort, c’est qu’on joue le film dans notre tête, qu’on est capable de comprendre davantage. La littérature touche peut-être moins de monde que la télévision, mais ça touche celui qui lit d’une manière plus durable et plus forte.
3. Vos personnages sont criants de vérité, vous donnez l’impression de raconter une histoire vraie. Vous êtes-vous inspiré de faits et de personnages réels ?
Souvent, les gens me disent : « Ca ne peut pas être aussi noir que cela ! », mais les personnages des jumelles Inuk, dont l’une avec une dent cassée, existent réellement dans les rues de Montréal. Et celui qui m’a donné l’idée du personnage d’Elie Mestenapeo est un homme qui s’appelait Raymond Hervieux, maintenant décédé, mais que je voyais souvent dans les rues, un Innu de Pessamit, dans la région de la Côte-Nord. Il ne me reconnaissait jamais, il était tout le temps ivre ; quand je lui donnais vingt dollars, il me remerciait en m’appelant « son frère »… Un jour, je nous ai pris en photo et j’ai posté cette photo sur les réseaux sociaux avec cette légende : « Tu vois un itinérant, moi je vois Raymond Hervieux de Pessamit ». Une amie m’a dit qu’elle avait entendu dire que Raymond avait tué son père, et qu’il était banni de sa communauté. Il s’avérait que ce n’était pas lui le meurtrier, mais son frère. Le personnage d’Elie est donc vraiment inspiré de la réalité. Le personnage de Jimmy, bénévole à la soupe populaire, est récurrent dans mes romans, notamment dans « Maikan ». Pour d’autres, je les ai croisés, vus, c’est une manière de leur donner une voix, de montrer que leur histoire peut avoir une résonance. Pour vous donner un autre exemple, je commençais à écrire la scène où les personnages vont dans la forêt retrouver leur culture, et j’en parlais à une amie qui m’a alors dit qu’elle avait vu un documentaire sur cette même expérience. J’ai retrouvé le documentaire : c’était exactement ce que j’avais écrit dans mon roman, et parmi les quatre autochtones qu’on emmenait dans la forêt, il y avait Raymond Hervieux ! Et lorsque j’entendais les personnages parler de ce qu’ils vivaient, cela avait beaucoup de profondeur, j’ai même repris certaines choses. Ce n’est pas une copie de la réalité, c’est une façon de donner un écho à tout ça. Je n’écris pas pour raconter de belles histoires, bien qu’on puisse juste lire pour le plaisir. Mais chez moi, il y a un propos social, politique, cachés sous plusieurs couches de peinture. C’est ainsi dans tous mes romans.
4. Les femmes ont une place essentielle dans ce roman, et plus largement dans votre œuvre. En êtes-vous conscient ?
Je le réalise en effet ! J’aime les personnages féminins. D’abord, il n’y que des femmes au fort caractère dans mon entourage : ma mère, ma grand-mère, mes tantes… Mes éditrices sont aussi des femmes, au Québec, en France, en Allemagne. Mais je ne sais pas pourquoi il y a cette proportion importante de femmes. Quand j’ai commencé à écrire « Kukum », j’utilisais la troisième personne du singulier « il », et non pas « je ». Au bout d’une cinquantaine de pages, je me suis rendu compte qu’il y avait un caillou dans ma chaussure, un inconfort. Puis j’ai recommencé à écrire à la première personne du singulier : c’était ainsi que le récit devait être raconté. Dans « Tiohtia : ke [Montréal] », j’aime mes personnages des sœurs, de Lisbeth, de l’avocate. J’aime les personnages féminins forts, ça me semble normal, j’écris des personnages comme j’en connais. Cependant, elles ne s’expriment pas tellement comme des femmes, c’est-à-dire que dans « Kukum », le personnage de la grand-mère, Almanda, parle plus comme une Innue que comme une femme. Je me sentirais moins à l’aise si je devais exprimer ce que les femmes ressentent profondément. En fait, je n’y pense pas trop, c’est assez instinctif chez moi. Dans ce roman-ci, le personnage principal est un homme, mais les personnages féminins sont importants. C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse claire, je me laisse influencer par mon environnement, il y a tellement de femmes fortes autour de moi que cela me semble normal de les retrouver dans mes romans.
5. Avez-vous l’intuition de bâtir une œuvre cohérente au fil de vos publications, romans et nouvelles ? Etes-vous conscient du rôle essentiel que vous jouez dans la perception que les Québécois, et plus largement votre lectorat international, ont de l’histoire du Québec et de ses habitants ?
De façon incohérente, j’ai une conscience de la cohérence. Le premier roman autochtone est « Atuk », puis « Maikan », « Kukum » et « Tiohtia : ke [Montréal] ». Si je commençais aujourd’hui, je les réécrirais dans l’ordre suivant : « Kukum », « Maikan, « Atuk » puis « Tiohtia : ke [Montréal] ». A un moment, je me suis rendu compte que le tout formait une histoire, elle-même développée en plusieurs histoires qui racontent des éléments importants pour moi Ce que je fais de façon plus inconsciente que consciente, c’est raconter les grands thèmes qui marquent la vie des autochtones. Souvent, j’ai tendance à utiliser des personnages qui se recoupent, pas parce que je me prends pour Balzac, mais parce que ça garde les personnages vivants, ça lie les histoires ensemble, ça donne une force et une cohérence à l’ensemble. C’est comme un univers solide qui apparaît. Dans mon prochain roman, je réutilise le personnage du journaliste de « Tiohtia : ke [Montréal] », Nicolas Legendre. Je ne raconte pas comment on vit dans une communauté, parce que moi-même je n’y ai jamais vécu, mais je suis capable d’analyser l’impact de la sédentarisation forcée, des pensionnats, du massacre massif par les forces de l’ordre des chiens de traîneau des Inuits au Nunavik dans les années 1950 et 1960. Peut-être y a-t-il un peu de journalisme, même si c’est une démarche très différente.
Ensuite, je ne crois pas avoir une grande influence, mais je pense tout de même que les romans aident les gens à voir les choses autrement. « Kukum » ou « Tiohtia : ke [Montréal] » ont été mis au programme dans certaines écoles… On peut changer le monde un livre à la fois ; ça prend du temps, et beaucoup de livres, et plusieurs personnes. Je n’ai pas la prétention de dire « mon œuvre va aider les gens à voir la lumière », mais je pense que mes livres, pour ceux qui les lisent, les aident à avoir une meilleure compréhension, pas juste de l’histoire des autochtones, mais de l’histoire canadienne et québécoise. La littérature peut faire ça.
6. Avez-vous une routine d’écriture ?
Oui ! Je suis un lève-tôt : vers cinq heures ; je travaille jusque vers 7 heures, je travaille à l’extérieur (j’anime une émission de radio à midi). Après, vers 15 heures quand j’ai fini, souvent je viens ici [un café de la rue Sainte-Catherine à Montréal, ndlr] ou dans une petite librairie pas loin, ou je m’arrête dans une microbrasserie non loin de chez moi, puis je travaille une heure ou deux. J’essaie de suivre ce rythme au moins quatre fois par semaine, et les fins de semaine, je peux écrire plus longtemps. J’écris lentement, il me faut deux ans pour écrire un roman. Ca percole lentement, ça évolue, pour moi l’important c’est la constance. Le plus important, c’est l’écriture de la première version, parce que tant qu’elle n’est pas écrite, il n’y a pas de roman, c’est juste une idée dans ma tête. Entre la première et la dernière version, il y a une énorme différence, et même si ce n’est pas super bon, j’écris quand même. Ma préoccupation est de jeter l’histoire sur le papier afin qu’elle existe. Je suis aussi un maniaque de l’art de retravailler les textes. Mon style est assez dépouillé, ce qui est volontaire parce que ce style permet de mettre mes personnages en valeur ; je ne veux pas faire parler Elie Mestenapeo comme Baudelaire, et les autochtones en général sont des gens de peu de mots, alors cet aspect culturel transparaît aussi dans mon écriture, mais ce n’est pas aussi naturel que cela. Dans « Tiohtia : ke [Montréal] », j’ai ôté une cinquantaine de pages entre la première version et la dernière. C’est beaucoup de travail pour moi, cinquante pages, il y a donc une volonté de créer des images plus que d’impressionner le lecteur par des figures de style ou des fulgurances dans la manière d’écrire ; pour moi, cela n’a aucune importance. J’aime ça chez d’autres auteurs, mais imaginez des marionnettes : je n’aime pas voir les ficelles, j’essaie de faire en sorte qu’on ne les voie pas, mais qu’on ressente les choses, plutôt que d’être impressionné. J’essaie de créer des images. Un fois, un professeur de Tours a mis « Kukum » au programme dans le supérieur (il était le premier, avant même le Québec), et l’un de ses élèves, sourd et muet, a été capable de lire ce texte parce qu’il voyait les images dans sa tête, et ça m’a fait plaisir. Parce que c’est cela que j’essaie de faire : des images. Souvent, les gens disent que j’ai un style cinématographique, mais pas vraiment. Ce qui donne cette impression-là, c’est qu’au lieu de décrire les lieux, j’écris ce qu’on ressent devant les lieux, l’odeur, les vertiges, les émotions, ensuite la personne imagine le lieu elle-même. Donc il y a une routine dans le travail, puis il y a une démarche dans l’écriture aussi : la première étape, les autres étapes, la toute fin. Vous savez, lorsqu’il a été temps d’envoyer « Kukum » chez l’imprimeur, j’ai retardé de deux jours, pour un mot. Un mot, pendant deux jours. Finalement, j’ai laissé le mot. Aujourd’hui, je ne suis même plus capable de me souvenir de ce mot. Cette anecdote montre ma volonté d’une écriture en cohérence avec l’univers des personnages. Si on me dit qu’on lit mon livre mais qu’on n’est pas touché, je suis déçu, j’ai manqué mon coup. Je n’ai pas besoin qu’on dise : « Michel Jean écrit bien » ; ce n’est pas ce que j’essaie de faire, j’essaie d’avoir une écriture immersive, qu’on soit dans le bois ou dans la rue, avec les gens. Qu’on le sente. C’est un choix… éditorial.
Propos recueillis par Aline Sirba