Sabine Wespieser, août 2021, 200 p., 19 €
Marie Richeux, le cœur à l’ouvroir
Productrice et animatrice de l’émission « Par les temps qui courent » sur France Culture, Marie Richeux retrace l’histoire d’une lignée de femmes filles-mères. A la croisée des chemins entre le réel et la fiction, cette enquête familiale et féministe tisse un roman mosaïque où le motif de ma maternité met en lumière les oubliées de l’histoire.
Sages femmes est une histoire de mères et de filles, un fil tendu entre la narratrice et ses aïeules. De l’arrière-arrière-grand-mère rémoise à la fille de la narratrice Marie, six générations se succèdent, les premières devenues mères hors mariage. En partant de ce matériau familial, Marie Richeux se passionne pour leur histoire : « ce texte que je voulais calme et doux évolue sur un sous-sol de mille colères », dit-elle. Ceci n’est pas une autobiographie, mais une histoire intime nourrissant des considérations politiques sur la condition féminine, une histoire qui s’intéresse au sort des filles-mères, à leurs activités domestiques et sociales, à la maternité désirée ou refusée, aux enfants abandonnés et aux traumatismes inconscients que la généalogie engendre parfois. Le tout prend la forme d’une recherche et d’un mouvement à la fois spatial et temporel qui dérange une immobilité initiale cimentée par l’ignorance, les préjugés et la sacralisation de la figure maternelle. Ce voyage intérieur « déplace et laisse passer de l’air entre les pièces du jeu du réel », explique l’autrice.
Le fil rouge de l’enquête
En bout de chaîne, la petite Suzanne, deux ans, fille de Marie, « agite cet héritage maternel par ses questions », dont une qui revient comme une antienne : « elle est où la maman ? ». Sages femmes est ainsi le lieu du retour aux origines et de la transmission inversée, des descendantes vers les ascendantes. Où sont conservées les traces de ces filles devenues mères ? Face à une injuste invisibilité, Marie s’efforce de démêler l’écheveau pour sortir de l’ombre ces vies minuscules qui se dérobent au souvenir, rejetées dans un coin des mémoires familiales et plus généralement de l’Histoire. Se tournant en premier lieu vers sa famille, elle se heurte aux silences, aux oublis et à des réticences qui ne la mènent pas très loin. Alors elle élargit le cercle de ses recherches aux Archives, aux cimetières, à l’hôtel-Dieu de Reims, et découvre avec effroi la misère et les humiliations subies à toutes les époques par les filles-mères, mais aussi leur pratique de la couture, activité féminine par excellence depuis la mythique Pénélope, et seul moyen de gagner sa vie honnêtement tout en expiant sa faute aux yeux de la société : « ces corps emprisonnés trouvent là des manières de s’extraire de leur situation, d’exister ». De fil en aiguille, Marie remonte jusqu’au 13e siècle avec cette trouvaille émouvante que sont les courtepointes brodées des sœurs augustines de l’hôtel-Dieu de Reims, véritables chefs-d’œuvre patrimoniaux. De façon surprenante, les motifs du tissu et de la féminité s’entrecroisent en chemin et culminent avec la rencontre passionnante des artistes textiles Sheila Hicks et Ouassila Arras. Des religieuses médiévales aux créatrices contemporaines du monde entier, il est fascinant de voir la liberté procurée par le fil et l’aiguille, ainsi que l’habileté à transformer l’utile en beau.
Un patchwork romanesque
En convoquant le présent, le passé et le futur, Marie Richeux souhaitait que le tout forme « un feuilletage temporel, une concomitance de signes appartenant à tous les temps verbaux » que la narratrice aspire à coudre ensemble. De son interrogation intime initiale à l’exploration des différentes pistes, il résulte un patchwork romanesque qui touche à l’universelle condition féminine et maternelle, composé de fiction, de réflexions, de citations, de réponses administratives, de paroles d’historiennes et d’artistes. L’autrice a en effet rencontré des femmes qui, « chemin faisant, [lui] ont transmis quelque chose, ont ajouté leur pierre à l’édifice » ; « elles me portaient, m’aidaient à remettre mon ouvrage sur le métier. J’ai vraiment éprouvé la sororité », affirme Marie Richeux qui dédicace son livre « Aux filles ».
Le roman, lieu de la liberté
Ce n’est pas un hasard si l’écriture possède des points communs avec le tissage, notamment dans le vocabulaire (« trame », « tisser des liens », « broder », « nœud »…). Par ailleurs, « à tout moment, il est ici question de s’inventer soi-même, de fabriquer son propre costume pour vivre », dit l’autrice qui qualifie sans hésiter ce dernier ouvrage de « plus personnel ». Cependant, elle y « dévoile davantage [sa] manière d’être au monde que des éléments biographiques » : « Marie, c’est un peu moi, mais en même temps pas du tout, et ça m’amuse ». Elle tient d’autant plus à la mention « roman » inscrite sur la couverture, refusant le carcan du récit : « la fiction est une manière d’attraper le réel par différents bouts, différents angles ». Le roman est bien le lieu du jeu et de la liberté, de la cohabitation des vivants et des morts, de l’imaginaire et de la réalité, « et c’est ça qui est merveilleux », conclut Marie Richeux.
Aline Sirba